vendredi 21 décembre 2007

Usinage

Pour mesurer l'avancé à reculons des conditions de travail en usine, il est bon, parfois de regarder dans le retroviseur et de voir comment ça se passait avant...


Tournon, Ardèche 1974, c’est un peu vieux déjà. Assistant Monteur de film à la télé et militant « maoïste » je décide d’aller à l’usine par conviction politique.
Caravelair fabrique des caravanes et vient de quitter Nantes après avoir licencié plusieurs centaines d’ouvriers là-bas pour s’installer ici. L’Ardèche semble être un Eldorado pour la société qui profite des aides à la création d’emploi offerte par le gouvernement Giscard et espère profiter d’un climat moins « lutte des classes ».
Elle recrute intelligemment son personnel. Une partie sur place, qui deviendra vite la petite aristocratie ouvrière de l’usine en les promouvant chefs de ligne, régleurs, magasiniers, une autre partie qui provient du plateau ardéchois, paysans, fils de paysans qui viennent assurer un salaire complémentaire en sus des petits revenus de la ferme, (de sacrés travailleurs qui ne rechignent pas à l’effort) et enfin des ouvriers venant de Valence distante d’une trentaine de kilomètres, principalement issus de l’immigration. Un bon cocktail aux mentalités différentes que j’espérai transformer plutôt en cocktail molotov…, fer de lance de la révolution prolétarienne.
C’est l’année de la sécheresse, la campagne est toute jaune, parfois elle prend feu au passage du Mastrou le train touristique à vapeur qui remonte la vallée de l’Eyrieux, mais bref l’heure n’est pas à l’humeur vagabonde même si je débarque de Paris. Il fait terriblement chaud sous les verrières de plastique qui fournissent la lumière dans l’atelier.
C’est comme si le soleil s’invitait pour nous narguer alors que nous suons dans ce petit enfer. La chaîne de fabrication c’est des gestes répétitifs, et ça ne s’arrête pratiquement jamais, les temps sont calculés au plus juste, si tu ne reposes pas ton marteau au bon endroit les quelques secondes qu’il te faut pour le retrouver suffisent pour te mettre en retard et tu dois accélérer comme un malade pour rattraper. Ta tête se vide et s’obsède sur cette course sans répit. Tu observes tes compagnons du poste de travail suivant ou du poste précédant et tu te mets parfois à penser que là, le travail y est peut-être plus facile. Si tu râles, on te met à un poste plus dur comme ça peut-être tu comprendras qu’il n’y a rien à dire.
Les régleurs, ceux qui contrôlent ton travail et signalent les malfaçons deviennent vite dans ta tête des emmerdeurs, des bras cassés qui ne se salissent pas les mains. Tous ceux qui ne sont pas assujettis à la chaîne, au temps oppressant, te semblent être privilégiés : chefs, caristes qui t’approvisionnent en pièces, magasiniers, entretien, tous les autres employés sans parler de ceux des bureaux. Il y a les ouvriers de la chaîne et les autres. Il ne faut pas croire pour autant que cette communauté de la souffrance soit unie et solidaire.
Il y a ceux qui endurent, ceux qui se révoltent, ceux qui sont fiers, et les fayots. L’équilibre est souvent bien dosé.
Un jour alors que mes activités en vue de la création d’une section syndicale avaient pour réponse quelques tracasseries ordinaires de la part du chef d’atelier, celui-ci décide de me changer de chaîne. Me voilà débarqué au poste châssis de la chaîne d’à côté. Là ce sont des gaillards, trois paysans du plateau bien costauds qui n’aiment pas trop l’agitation des « rouges ».
D’habitude pour mettre le châssis sur les tréteaux où on lui fixera l’essieu, puis le plancher après l’avoir retourné, on utilise un palan. Mais aujourd’hui, les trois gaillards ont décidé de faire ça à la main sûrement pour m’éprouver et pour montrer qu’ici on n’est des hommes, avec des biceps, et qu’on n’a pas peur du travail.
Et nous voilà toute la journée à soulever des châssis, à soulever des planchers. Les bras griffés par le bois, les muscles épuisés il ne faut rien dire et montrer qu’on est à la hauteur. Le lendemain mes compagnons reprennent l’usage du palan et m’acceptent parmi eux.
Ici on accepte les conditions de travail sans ronchonner. Pas de cantine le midi, c’est pique-nique au bord de la rivière ou dans la salle sans lumière où l’on vient engloutir la gamelle que la femme ou la mère a préparée, même pas de chauffe-plat. Pas de car pour venir de Valence, de Lamastre ou de Saint Félicien alors on s’arrange à plusieurs pour aller à l’usine, partager l’essence, mais c’est aussi l’occasion de galères: maladie, absentéisme de l’un ou l’autre, retard… et c’est des jours qui sautent, des absences injustifiées, le salaire diminué. Pas de vêtements de travail non plus, au châssis, on se salit avec la graisse des boulons, le blackson dont on enduit les planchers, la colle pour fixer les revêtements de sol. En fin de journée, on se nettoie les mains et les bras au trichloréthylène. Au bout de quelques jours c’est les cloques des brûlures qui apparaissent. Le bidon c’est un gros fût de 60 ou 80 litres qu’il faut pencher pour verser. Un midi en replaçant le fût un peu brutalement une giclé sort et m’asperge les yeux. Je suis aveugle, le chef vient me chercher et m’emmène à l’infirmerie, je reste aveugle plusieurs heures. Les accidents ne manquent pas. Je vois passer un gars qui se tient la main, derrière lui des traces de sang: doigt coupé, un ancien à côté de moi frappe les numéros de châssis avec une massette et s’explose les doigts, un autre qui nettoie avec une éponge une machine à contre plaqué dont les cylindres continuent de tourner se fait broyer le bras.
Moins spectaculaire, sur la chaîne, les peintres font des retouches sur les tôles quand celle-ci ont pris un coup de visseuse ou autre. Il n’y a pas de cabine de peinture, ils ne portent pas de masque, les vapeurs nous incommodent, mais personne ne se plaint, difficile de défendre les gens malgré eux. Au bout de six mois, leurs formules sanguines inversées montrent le degré d’intoxication!
Le temps est ainsi compté, la fatigue s’accumule au fil des années, la non-vie s’installe dans une répétition sans fin qui s’interrompt le temps des week-end et des vacances. L’espoir en des jours meilleurs diminue, un jour lointain peut être si l’on atteint la retraite…
Ici, l’on est rien, on nous fait bien sentir qu’on est au bas de l’échelle, pas de problème, on est gardé, encadré, méprisé, sanctionné et on fait avec.
Un jour peut-être je vous raconterais la suite : les jours de résistance et de grève.

Patrick Aujard

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