jeudi 18 octobre 2007

Le magnifique (opus1)

Ah! La grandeur décadente du produit télévisuel ne serait rien sans l'inébranlable foi de certains comédiens en son système...

J’aurais sans doute bien d’autres occasions d’en parler, mais notre beau métier de l’image est lui aussi pourvoyeur d’aberrations. Du simple fait de notre situation d’intermittents du spectacle, dans bon nombres de cas, nous ne pouvons qu’accepter certaines conditions sans bouger l’oreille tant la crainte de l’expulsion est grande. Et au-delà d’elle, la possibilité d’être black-listé par une boîte de production. J’ai donc, plus qu’à mon tour, avalé des couleuvres et si je m’exprime aujourd’hui ici sans citer, comme je le fais pour d’autres cas, les noms de certaines personnes et de certaines sociétés, c’est dans le désir un rien paranoïaque de ne pas irriter certains employeurs potentiels. La grande famille peut s’avérer très rancunière.
Il y a quelques années, alors que j’étais encore second assistant mise en scène, j’ai travaillé sur une série très connue en son temps. Alors que nous en étions à la préparation du film, on nous a informé que le rôle titre devait impérativement travailler 17 jours sur la totalité des 21 qu’allait compter le tournage. Le métier d’assistant consiste entre autres à mettre en place ce qu’on appelle le plan de travail. Ce document n’est rien d’autre que l’agenda de tournage du film qui combine les présences des comédiens, les décors du film et les séquences du scénario avec le nombre de jours de tournage qui, en télé, est une donnée budgétairement imposée par la production. Au moment où nous achevons la première version de ce plan de travail, nous nous rendons compte que l’acteur principal, au vu du nombre de séquences dans lesquelles il apparaît, n’est présent que sur 14 jours. Nous présentons cette ébauche à la directrice de production qui aussitôt mentionne le problème et nous demande d’y palier. En général, on nous demande plutôt de faire des économies sur les cachets des comédiens, mais là, cet acteur étant au forfait, il s’agit de le rentabiliser. Le souci, c’est qu’en le rentabilisant, donc en étalant sa présence sur trois jours supplémentaires, par vase communicant, nous risquons de faire augmenter les cachets des personnages qui l’accompagnent dans cet étalement (le personnage principale, en cette qualité, n’apparaît jamais seul dans les scènes, il est toujours accompagné d’un autre rôle pour lui donner la réplique). Bref, par un périlleux travail d’échiquier, nous arrivons à limiter les risques et le nombre de cachets supplémentaires et lorsque le tournage débute, l’acteur principal retrouve ses 17 cachets réglementaires. Certes les trois derniers jours, il ne viendra que pour une ou deux séquences, grand maximum, mais on en n’est pas encore là.
Mais on y arrive. La cinquième semaine est là, et à la fin du quinzième jour de tournage, l’acteur me chope à la sortie du plateau. « Dis donc, j’avais pas grand-chose à faire aujourd’hui, comment ça se fait ? » Visiblement, il n’est pas au courant de ses propres obligations contractuelles, et vu le poste que j’occupe, ce n’est pas à moi de le lui dire. Je contourne l’obstacle en prétextant qu’il reste encore pas mal de séquences à faire sans lui et que dans ce décor-ci, il n’apparaît pas beaucoup. Et oui, ce que cache mal cette situation de 17 jours sur 21, c’est qu’en étalant les dates de ce comédien, nous tassons sur les derniers jours, les séquences dans lesquelles il n’est pas. Donc, la cadence de travail pour l’équipe et les autres comédiens en est accrue. Déjà, 21 jours de tournage pour 90 minutes de programme, ce n’est pas la panacée. Au soir du seizième jour, à nouveau, accrochage : « Là, j’avais carrément qu’une séquence, Sébastien. Comment t’explique ça ? » Je n’explique pas, mais je n’ai pas non plus beaucoup de marge de manœuvre. J’appelle mon supérieur à la rescousse et comme je l’ai fait la veille, le premier assistant monte un bateau. Est-ce vraiment à nous d’avoir à justifier les desiderata de la production ? Certainement pas. Je m’en ouvre donc à la directrice de production avec qui j’ai de fréquentes disputes. Mais, elle me fait comprendre que ce n’est pas dans ses compétences. Au dix-septième jour, qui est donc le dernier du rôle-titre, je suis carrément convoqué dans sa caravane. J’y convis le premier assistant. Mais ce soir-là, je suis passablement énervé, je me suis immensément disputé avec la directrice de production et je ne suis pas en état de faire des courbettes. « Bon, les gars, va falloir être clair parce que là, je comprends plus. C’était quoi cette journée ? J’avais trois répliques ! ». Alors, accompagné par le premier assistant, nous lâchons le morceau. Nous lui expliquons l’étalement des 14 dates initiales sur 17 pour répondre aux exigences et j’espère qu’il va porter le pet. Et bien il le fera. Sitôt son retour à Paris. Et il aura gain de cause. A partir de ce moment-là, les jours de présence du comédien sur les prochains tournage de cette série seront de 14 jours. Et par retombée et soucis d’économie, les tournages eux-mêmes seront réduits à 19 jours. Mais l’acteur s’en fout, son cachet forfaitaire lui ne bougera pas. Nous aussi, nous nous en foutons : avec le bordel qu’on a causé, on est sûr de ne plus bosser sur cette connerie abêtissante destinée à l’édification des masses.

Sébastien Gendron

Aucun commentaire: